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            À vingt heures trente, ce même mercredi de septembre 2005, tandis qu’Anna tentait d’effacer les souvenirs pénibles de la matinée en regardant un film des Marx Brothers sur son magnétoscope – Duck Soup, son favori –, Richard Verdier, substitut du procureur au tribunal de Bobigny, étudiait une carte de la ville de Certigny et des communes limitrophes dans son bureau de la 4e division du parquet.

            De nouveaux voisins étaient venus s’installer la veille dans son immeuble, rue des Envierges, Paris XXe, et, sitôt leur emménagement terminé, ces joyeux drilles s’étaient mis à jouer de la perceuse avec férocité. C’en était à se demander s’il ne s’agissait pas de membres d’une secte d’adorateurs des termites, tant leur ardeur à perforer tout ce qui leur passait sous la main semblait irrépressible. Ils avaient benoîtement scotché un mot d’avertissement dans l’ascenseur, s’excusant à l’avance des nuisances provoquées et tentant dans la foulée d’amadouer les colocataires en faisant miroiter un « pot de l’amitié » dès les travaux terminés… dans une quinzaine de jours environ. « Environ » ? Les salauds, ils promettaient… Richard avait vu passer un piano, un violoncelle, un xylophone et quatre mômes insolents qui mâchonnaient leur chewing-gum en zigzaguant dans le hall de l’immeuble juchés sur des rollers, sans oublier un clébard de race indéterminée. La lippe baveuse, il s’était mis à aboyer et s’était même permis de pisser sur la moquette du palier. Sa maîtresse s’était excusée en évoquant le stress provoqué par le déménagement. La bestiole se nommait Attila. Rien que du bonheur.

            Tant et si bien que Richard Verdier s’était résigné à battre en retraite et avait filé jusqu’au palais de justice de Bobigny. Les dossiers en retard s’accumulaient sur son bureau. Les lieux étant déserts à cette heure, il pouvait se permettre de fumer à sa guise, y compris dans le couloir, près du distributeur automatique de café et de friandises. Il n’avait rien mangé depuis le matin et faillit avaler un Mars, mais réfréna sa gourmandise. En quelques heures, les mégots de Gitanes avaient commencé à s’accumuler.

            Certigny faisait partie du terrain de chasse du substitut Verdier. Une contrée plutôt giboyeuse ; ça délinquait ferme dans les parages. Son rôle était d’y faire régner l’ordre républicain. Le programme ne manquait pas d’ambition.

            La carte de la ville était punaisée sur une des parois de la pièce, un minuscule bureau où Verdier était parvenu à se réfugier alors que l’administration du ministère de la Justice, saisie d’une fureur collectiviste, rassemblait ses ouailles dans des open spaces, où chacun se retrouvait comme mis à nu sous le regard impitoyable des collègues. Impossible dans de telles conditions de se curer paisiblement le nez, de se gratter les fesses, bref, de s’abandonner à ces humbles plaisirs corporels auxquels chaque être humain normalement constitué peut prétendre sans outrepasser ses droits. Les syndicats avaient failli devant cette insupportable atteinte à l’intimité. Baste. Dernier des Mohicans bien à l’abri dans sa planque enfumée, Verdier massa ses vertèbres lombaires endolories par un début d’arthrose – la cinquantaine s’annonçait en fanfare – et se planta devant une carte hachurée de zébrures multicolores tracées au Stabilo et dont il était le seul ou presque à même de démêler les mystères.

             

            a) Certigny-Nord. La cité des Grands-Chênes. Un coin tranquille. Le domaine incontesté des frères Lakdaoui. Trois belles crapules, Saïd, Mouloud et Mourad, qui avaient bâti leur bizness grâce au commerce du shit dans les années 90 et qui, aujourd’hui, n’aspiraient qu’à la tranquillité. Mine de rien, ç’avait castagné sec avant que le trio parvienne à tenir le haut du pavé.

            La famille Lakdaoui avait acheté une pizzeria, 78, boulevard Jacques-Duclos, en plein centre-ville, ainsi qu’un garage un peu plus loin, au 13 de la rue Gagarine, et bien malin qui aurait pu préciser d’où venaient et où aboutissaient les pièces détachées. On y voyait transiter des BM, des Mercedes, des Audi en pagaille. Quant à la pizzeria, comme c’était curieux, depuis des années, aucun client ou presque n’y avait réglé sa note en chèque ou par Carte bleue… On y servait lasagnes, carpaccios, portions de gorgonzola et crèmes brûlées à foison, alors que – le moins scrupuleux des observateurs aurait pu en jurer – l’établissement était rigoureusement désert du début du ramadan jusqu’à la fin du week-end de l’Ascension, et plus encore… Deux serveuses y faisaient inlassablement les cent pas entre le bar et la salle ornée d’un aquarium somptueux.

            À Noël, les frérots Lakdaoui versaient sans coup férir une jolie obole à la municipalité pour l’animation de la rue commerçante, avec guirlandes et sapins illuminés. Ils ne manquaient jamais de se rendre en grande pompe à l’invitation du maire de Certigny, Bastien Segurel, soixante-quinze ans, qui les recevait la larme à l’œil, et toujours ils lui donnaient l’accolade. Houari Lakdaoui, le grand-père, qui avait personnellement connu Ferhat Abbas, n’avait-il pas été tué d’une rafale de mitraillette lors de l’épouvantable répression de l’insurrection de Sétif en 1945 ? Et Bastien Segurel lui-même, vétéran du Parti, n’avait-il pas dû subir une trépanation suite à une blessure récoltée dans une manif anticolonialiste ? Aujourd’hui, les plaies étaient pansées. La page tournée. L’heure était à la fraternité retrouvée.

            Les frères Lakdaoui, dans la cité, tout le monde leur obéissait. Le magot encaissé grâce au shit qu’une armée de petits dealers allait dispatcher tout le long de la ligne du RER jusqu’à Gare-du-Nord permettait à bien des familles de se tenir la tête hors de l’eau. La dose habituelle de RMI, une pincée d’Assedic, la manne des allocs versées par la CAF et ça roulait pépère. La paix sociale, avec des bavures ici et là, inévitablement. Des suicides de temps à autre, de sales histoires de fillettes mariées au bled à moins de douze ans, bref, la routine. De quoi affoler quelques assistantes sociales tout juste sorties de l’école, mais rien de plus…

            À tout bien considérer, les Lakdaoui étaient des mafieux vénérés par leur entourage, un rien ventrus, encore que… suivant les renseignements que détenait Verdier, Mourad, le cadet de la fratrie, un peu à l’étroit aux Grands-Chênes, commençait à se sentir pousser des ailes et rêvait d’un destin moins étriqué que celui que lui avaient concocté ses aînés. Classique. Un cousin du bled, qui avait fait l’objet d’un signalement des Stups, un certain Farid, était venu en visite à deux reprises aux Grands-Chênes l’année précédente. Nul ne savait exactement dans quelle branche il opérait. Sur le port d’Alger, il était bien connu comme intermédiaire de certaines sociétés de fret russes dont les cargos accostaient tous les matins les docks de la Ville blanche. S’il n’était pas si difficile de remonter la piste des lasagnes fantômes servis dans la pizzeria familiale, ce serait une autre paire de manches de découvrir ce que mijotaient Mourad et Farid…

            **

 

            Le substitut Richard Verdier écrasa un énième mégot de Gitane : bof, RAS sur le secteur. On avait le temps de voir venir. Pour coincer les Lakdaoui, il aurait fallu obtenir le concours actif de l’administration fiscale, laquelle laissait s’enliser les dossiers…

            Verdier avait gardé au fond d’un tiroir une note des RG, qui stipulait que la lutte contre ces trafics peut s’avérer très difficile en raison des risques d’accroissement des tensions que peut générer une application sans faille de la loi républicaine… On n’aurait su mieux dire.

             

            b) Certigny-Est. La cité des Sablières. Tenue par Boubakar, alias le Magnifique. Un jeune Français d’origine sénégalaise d’à peine vingt-cinq ans qui régnait en maître sur ses quatre barres HLM, façon grand seigneur. Là, il y avait vraiment de quoi se faire du mouron. Son Excellence Boubakar avait nommé des « ministres » chargés de régenter son petit royaume. Trois copains d’école qui, tout comme lui, avaient grandi au cœur de la cité, à l’école primaire Makarenko, et n’avaient pas froid aux yeux. Ils paradaient la journée entière au Balto, le bar-tabac, à siroter du pastis jusqu’à s’en faire péter la sous-ventrière, comme les vieux coloniaux qui jadis avaient soumis leurs ancêtres. Costard d’alpaga et bagouzes à tous les doigts.

            Son trip à Boubakar, ce n’était pas le shit, mais le pain de fesse. Toute une armée de petites putains à ses ordres officiait dans les allées du bois de Vincennes ou sur les Maréchaux. Des gamines qu’il faisait venir de Dakar ou de Bamako et qu’il logeait dans des studios de la cité, par paquets de cinq ou six. Il s’était acoquiné avec un certain Dragomir, un flibustier au passé insondable, rescapé des guerres des Balkans. En charge du maintien de l’ordre, il drainait dans son sillage une poignée de zombies tout aussi allumés que lui, cheveux ras, blousons bombers entrouverts sur leurs poitrails, le calibre glissé sous la ceinture, planqué sous le tee-shirt.

            La moindre des filles qui renâclait à la tâche aurait eu aussitôt affaire à eux. Hypothèse des plus farfelues : Boubakar dressait son cheptel dans les règles de l’art. Avant de lâcher ses gazelles en pleine nature, il leur imposait une petite semaine de conditionnement supervisée par ledit Dragomir. Viols à répétition et tabassage non stop. De quoi faire réfléchir la plus farouche. Deux précautions valant mieux qu’une, Boubakar s’était en outre adjoint les services d’un marabout, qui promettait aux demoiselles une mort atroce s’il leur prenait d’afficher quelque réticence. Un poil pubien leur était arraché pour être conservé en otage dans une boîte en carton. À la moindre incartade, le marabout extirperait le follicule de son réceptacle et… et alors tout un tas de maladies épouvantables s’abattraient sur les récalcitrantes ! Elles y croyaient dur comme fer.

            **

 

            Depuis qu’un véhicule de patrouille avait reçu un parpaing lancé du toit d’un immeuble – bilan, un fonctionnaire tétraplégique qui allait finir son existence dans un centre spécialisé –, les flics ne s’aventuraient plus qu’exceptionnellement dans le secteur, c’était une affaire entendue. Des guetteurs de huit-dix ans, les « choufs », sillonnaient les allées des Sablières et prévenaient aussitôt les ministres de Boubakar par portable en cas d’intrusion suspecte… Même les voitures de civils étaient repérées.

            Son Excellence Boubakar menait grand train dans son domaine et, à l’instar des nobliaux du Moyen Âge, entretenait une petite troupe de troubadours, un groupe de rap, Fuck Crew, dont on entendait parfois les hits sur les radios spécialisées. Boubakar avait poussé le bouchon un peu loin : les gamins de la cité avaient à tel point empoisonné la vie des derniers commerçants que ceux-ci avaient fini par battre en retraite, les uns après les autres. Il n’y avait plus ni boulanger, ni épicier aux Sablières et les médecins rechignaient à y effectuer des visites après les nombreux braquages dont ils avaient été victimes. Tant et si bien que ça commençait à grogner dans les cages d’escalier. À mots couverts, évidemment.

            Richard Verdier rongeait son frein, attendant que Boubakar le Magnifique commette une bourde. Pour l’heure, impossible de tenter quoi que ce soit contre lui. En cas de contrôle, les gazelles étaient toutes prêtes à jurer qu’elles étaient la cousine d’untel, la sœur d’un autre, la nièce d’un troisième, et feignaient de ne parler qu’un dialecte ésotérique, de telle sorte que ça virait à la farce, avec un interprète qui devait vite déclarer forfait.

            À peu de frais, Boubakar était parvenu à se faufiler entre les mailles du filet.

            Verdier s’était fait confectionner un poster du bonhomme à partir d’une photo d’identité que les flics lui avaient remise après un contrôle sur l’autoroute. Boubakar pilotait sa BM à 220 chrono, mais son avocat avait arrangé le coup en expliquant qu’il allait porter des médicaments à une petite sœur malade. Scotché sur sa porte de bureau, le poster était soigneusement dissimulé derrière un calendrier pour ne pas provoquer le courroux du procureur et, dans ses moments de désœuvrement, Verdier le criblait de fléchettes. C’était bête, mais ça calmait.

             

            c) Certigny-Ouest, la cité du Moulin. Les flics du commissariat central la surnommaient Médine. Sept mille habitants. En 2001, un imam un peu chaud était venu s’y établir. Un an plus tard, avec le soutien de la municipalité, on y avait inauguré la première mosquée de la ville. À peine six cents mètres carrés, l’ancienne usine de peinture industrielle Gessler. Quantité de coulées suspectes s’étaient infiltrées dans les fissures de la dalle de béton, notamment des diluants frappés d’interdiction depuis l’apparition de cancers chez des ouvriers chargés de les manier… L’entreprise Gessler avait déposé son bilan dans des conditions plus que douteuses, sans jamais être condamnée. Les services sanitaires avaient un peu renâclé avant de délivrer l’autorisation, mais l’imam avait joué de tout son poids auprès du maire. Au moins la future mosquée s’ouvrirait-elle de plain-pied. C’en serait fini de l’« islam des caves », ces réduits indignes dans lesquels les fidèles humiliés devaient se regrouper pour la prière.

            Le maire avait prononcé un discours le jour de l’inauguration et toute la population s’était rassemblée pour un grand méchoui lors de la fête de l’Aïd. Tout cela était bel et bon, mais peu à peu la cité tout entière avait subi une sorte de lifting sournois. Les femmes se mirent à sortir voilées. Timidement. L’une après l’autre. Puis par petits groupes qui s’étoffèrent de mois en mois. Les adolescentes suivirent. Les petites filles comme leurs aînées… Au balcon des immeubles, les paraboles fleurirent ; on put capter Al-Jazira, voire Al-Manar, la chaîne du Hezbollah libanais, avant qu’elle ne fût interdite de diffusion en France. Une librairie islamiste ouvrit ses portes à deux pas de la mosquée. Nombre de jeunes garçons de la cité abandonnèrent progressivement l’uniforme 9-3 – survêt’, casquette, baskets – pour porter la kamis.

            Bastien Segurel comprit qu’il commençait à y avoir un problème quand il lui fut rapporté que dans certaines écoles maternelles des parents débarquaient, furieux, pour interdire que leurs filles dansent la ronde en tenant la main des garçons. C’était haram. Impie. Ou quand à l’hôpital intercommunal un père de famille refusa que sa femme fût accouchée par un obstétricien mâle… Sacrilège suprême.

            Segurel crut bon de lâcher du lest en accordant des horaires distincts hommes/femmes à la piscine de la ville, le Stade nautique Nelson-Mandela, la fierté de la commune financée grâce à une lourde subvention du conseil général.

            **

 

            À moins de deux kilomètres de la cité du Moulin, on franchissait quelques collines agréablement boisées, le parc départemental de la Ferrière, et on quittait Certigny pour entrer dans Vadreuil, la commune limitrophe. Un autre monde. Vadreuil faisait figure d’exception dans le département. De vieilles maisons de pierres meulières entourées de jardins agrémentés de bassins où s’ébattaient canards et poissons rouges et de volières où roucoulaient des colombes. Les petites filles portaient des jupes à carreaux et les petits garçons des blazers bleus pour se rendre au collège-lycée Saint-François. Un havre de tranquillité. Les résidents n’empruntaient jamais le RER. À Vadreuil, on avait toujours « bien voté ». Forcément. Le maire, Guillaume Séchard, un jeune loup qui avait succédé à son père, lequel avait succédé à son grand-père dans la charge, menait sa ville d’une main de fer. Les douze voitures de la police municipale sillonnaient les rues la nuit, des caméras de vidéosurveillance avaient été installées dans tous les lieux publics et toute grand-mère qui traversait la rue pouvait compter sur la main secourable d’un concitoyen prêt à l’accompagner dans ce périple. Il n’y avait pas de délinquance à Vadreuil, hormis quelques cas de violence conjugale, d’inceste ou de captation d’héritage. Chacun se souvenait d’une belle affaire de meurtre d’un couple de vieillards liquidés dans les années 70. Un commerçant parisien avait acheté leur villa en viager et, au bord de la faillite, n’en pouvait plus de leur allonger la monnaie… Rien de plus.

            Grâce à un habile découpage de la carte électorale, la dynastie des Séchard était parvenue à envoyer ses rejetons à l’Assemblée. S’il fallait un ratio de cinq mille votants à Certigny pour faire élire un député, quinze cents et des poussières suffisaient à Vadreuil… Du travail d’orfèvre.

            Auguste Séchard, l’ancêtre, avait foncé à Londres dès le soir du 18 juin 40, avant de se lancer à l’assaut des bunkers d’Ouistreham à l’aube du 6 juin 44 avec ses copains du commando Kieffer, et sa descendance continuait d’engranger les bénéfices de son courage. Un couillu, l’Auguste. Son petit-fils Guillaume siégeait à la droite de l’hémicycle et ne dédaignait pas de se signaler à l’attention de la presse, une ou deux fois par an, par quelque provocation de bon aloi. Un trop grand laxisme dans l’application de la loi sur l’avortement ? La fainéantise légendaire de fonctionnaires toujours prompts à se mettre en grève sous le moindre prétexte ? C’était selon. Un métier. Quasiment une vocation.

            Cela dit, depuis quelques années Guillaume Séchard se faisait des cheveux blancs. Son fief commençait à pourrir sur pied. La moyenne d’âge de la population ne cessait de croître. Inexorablement, Vadreuil devenait une ville de retraités, un bantoustan du troisième âge. Les héritiers des Trente Glorieuses qui disposaient des fonds suffisants pour devenir propriétaires rechignaient à venir s’établir dans le 9-3, en dépit du savoir-faire du maire. Le nombre de villas inoccupées augmentait. L’encerclement par des tribus hostiles pesait de plus en plus lourd dans les consciences. La peur était mauvaise conseillère malgré les terrains de tennis, les concerts de musique classique programmés par les services culturels de la mairie, le festival folklorique qui rassemblait quantité de troupes au mois de juin, avec binious, vielles et hautbois. De même, la « Semaine des artisans », qui drainait des maîtres pipiers de Saint-Claude, des marchands de sardines estampillées « à l’ancienne » de l’île de Groix et autres esthètes du tripoux aveyronnais, farouches gardiens des recettes du terroir perpétuées de père en fils.

            Guillaume en était conscient… En dépit de ses coups de gueule à l’Assemblée, retransmis à la télé et copieusement répercutés dans le bulletin municipal, ça commençait à virer en quenouille. Il avait cru trouver la parade en jouant une carte plus que risquée : la communauté juive, dont quelques membres de la secte des Loubavitchs avaient opéré une petite percée à la Poulardière, un quartier de Vadreuil. Un groupe de familles, puis un autre. Et ainsi de suite. Les Vadreuillois s’étaient peu à peu accoutumés à voir déambuler dans les rues de leur ville ces curieux personnages vêtus de redingotes, coiffés d’un ample chapeau noir et portant de petites tresses torsadées qui leur pendaient aux tempes. La première incursion des Loubavitchs remontait à 2001. En 2002, une synagogue s’était ouverte dans la plus grande discrétion. Puis ç’avait été un premier magasin casher, une boucherie. Bientôt suivie par une supérette. À l’été 2005, la communauté juive de Vadreuil comptait déjà près de deux mille cinq cents membres. Regroupés dans une dizaine de rues qui s’ornaient de branchages lors de la fête de Soukkot, début octobre.

            Il ne fallait pas faire la fine bouche. Guillaume Séchard tirait avantage de sa hardiesse : il s’agissait là d’un complément de sang neuf par rapport au flux traditionnel menacé par la contagion gériatrique… Le maire entretenait d’excellentes relations avec le rabbin et ne manquait pas une occasion de lui rappeler que ses ouailles devaient s’inscrire sur les listes électorales, ce qui n’était pas acquis. Il avait néanmoins l’impression qu’un gentleman’s agreement s’était établi et qu’il ne tarderait pas à récolter les fruits de ses efforts. D’ores et déjà, les nouveaux venus acquittaient rubis sur l’ongle leurs impôts locaux. Certes, parmi ses administrés, quelques antisémites incurables maugréaient. Guillaume Séchard n’épargnait pas sa peine pour satisfaire ses hôtes. Ainsi, chaque matin, une voiture de la police municipale surveillait le départ des cars scolaires qui emmenaient les enfants loubavitchs à Paris, quelque part dans le fin fond du XIXe arrondissement, où ils allaient étudier. Un jour sans doute, si tout se passait bien, un tel déplacement deviendrait superflu. Une école talmudique ouvrirait ses portes à Vadreuil même.

            **

 

            C’était donc avec une certaine perplexité que le substitut Richard Verdier contemplait sa carte du 9-3. Ou plutôt la portion du département dont il avait la charge. Certigny. Un désastre. Il ne se faisait plus d’illusions sur les Grands-Chênes, le Moulin ou les Sablières. Il s’agissait bel et bien de territoires perdus. Il se demandait parfois sincèrement à quoi il servait, quel était son statut social exact, sinon celui de figurer dans une sorte de carnaval qui ne faisait plus rire personne. Son salaire lui permettait de mener une vie correcte, de régler les traites d’une vieille maison nichée dans un hameau déserté de Lozère et dont il s’échinait à restaurer le toit de lauzes tous les étés, à s’en meurtrir le dos, d’où ses premières alertes d’arthrose… De temps à autre, pour ne pas démériter, il lançait une petite opération punitive à l’issue de laquelle étaient coffrés quelques pauvres types, des clampins sans importance, de la piétaille de flags qui revenait toujours plus enragée de ses séjours au mitard, et le train-train reprenait. Les dealers retournaient à leur travail de fourmis et les putes se remettaient au turbin.

            Pour la cité du Moulin – « Médine », en jargon flicard –, Verdier croyait savoir que les RG réfléchissaient à une stratégie adaptée pour conserver quelques antennes sur place. La vieille tactique des indics ne donnait plus aucun résultat. Il fallait recruter des collègues au teint basané et les envoyer traîner in situ, voire y vivre. Un poste à profil des plus hypothétiques… Verdier imaginait sans peine que les candidats étaient rares. On pouvait penser – ou espérer – que d’autres « services » s’intéressaient au problème depuis qu’il était acquis que les filières djihadistes enrôlaient des gamins du cru pour les envoyer se faire trouer la paillasse en Afghanistan ou en Irak.

            Durant les mornes journées d’hiver, le front appuyé à la vitre dégoulinante de pluie de son bureau, Verdier se prenait à rêver. Un jour ou l’autre, Boubakar le Magnifique, enfermé dans son domaine des Sablières, ferait un accès de claustrophobie et commencerait à lorgner sur le domaine réservé des Lakdaoui. En biznessman averti, il chercherait à diversifier ses activités et à faire main basse sur le commerce prospère des frérots. Les Lakdaoui seraient obligés de riposter, une petite Saint-Valentin de derrière les fagots pourrait bien égayer les parages.

            Un autre scénario catastrophe lui venait parfois à l’esprit : une coalition entre les Grands-Chênes et les Sablières, dont la plèbe se mettrait en tête de lancer un assaut sur les coquettes villas de la bonne ville de Vadreuil. Carnage assuré. Guillaume Séchard en ferait un infarctus. Le pied garanti. Mais non… jusqu’à présent, le calme régnait.

             

            Il alluma une énième Gitane et ouvrit le dossier de la Brèche-aux-Loups, une cité située au sud de Certigny et adossée à l’échangeur d’autoroutes. Là, avec un peu de chance, il y avait encore peut-être quelque chose à sauver. Le taux de chômage y était légèrement moins important qu’ailleurs. Nombre d’habitants travaillaient dans le secteur de Garonor, près d’Aulnay, ou à la périphérie de Certigny, dans la zone industrielle. D’autres à l’hôpital psychiatrique Charcot, grand employeur de main-d’œuvre. À la Brèche-aux-Loups, l’aiguille du sismographe s’affolait un peu moins que dans le reste de la commune.

            Depuis quelques mois pourtant, la cité était saisie d’un prurit inquiétant. De la belle délinquance autochtone, blanche de peau. Du Français de souche. Ça permettait d’équilibrer le propos dans les rapports qu’il transmettait à sa hiérarchie. Chaque fois qu’il évoquait les turpitudes des frères Lakdaoui, les facéties de Boubakar ou le cauchemar islamiste annoncé au Moulin, certains de ses collègues, affiliés tout comme lui au Syndicat de la magistrature, fronçaient les sourcils et le toisaient d’un œil soupçonneux. Verdier n’aurait-il pas rejoint le camp de la réaction ?

             

            d) Certigny-Sud. Cité de la Brèche-aux-Loups. L’unique secteur qui permettait de garder le moral. Pas pour très longtemps peut-être. Le client se nommait Alain Ceccati. Vingt-cinq ans à peine et déjà chef de gang après un séjour à Fleury-Mérogis à la suite d’un braquage. Une petite frappe qui ne demandait qu’à prendre son envol. Dès sa sortie de prison, il avait jeté son dévolu sur la Brèche. Il s’y était installé dans un studio obtenu grâce à l’aide d’un prêtre-ouvrier qui consacrait son existence à la réinsertion des ex-taulards. Le père Devinard. Alain Ceccati le surnommait le « Verre de Pinard », ce qui faisait bêtement rigoler l’ecclésiastique. Comment un délinquant qui maniait aussi délicatement l’art du contrepet aurait-il pu se révéler foncièrement mauvais ?

            En quelques mois, Ceccati s’était parfaitement accoutumé à son nouveau biotope. Il s’y était même épanoui. Tant et si bien qu’aux alentours, les pelouses s’étaient mises à regorger de seringues usagées. La flicaille avait depuis belle lurette baissé les bras devant le commerce du cannabis. Trop, c’était trop. Un flot, une marée impossible à contenir. La fameuse économie parallèle, qui marchait sur ses deux béquilles – le commerce du shit et le recyclage de nombreux objets malencontreusement « tombés du camion » –, ne permettait plus de motiver correctement les personnels. Certes, à l’occasion, on condamnait gaillardement un petit revendeur de barrettes, ou on collait six mois ferme à un imprudent qui s’était bêtement laissé surprendre avec une cinquantaine de lecteurs de DVD à son domicile, mais, pour le reste, plus personne ne se faisait d’illusions.

            La floraison des seringues dans les jardins où jouaient les bambins de la maternelle ou de la crèche provoquait encore toutefois un électrochoc tant du côté des riverains que des services spécialisés. La population, pourtant mithridatisée à force de saccages de son quotidien, appelait au secours, dans un dernier sursaut. C’était le cas depuis quelques semaines. Les rapports de police s’empilaient sur le bureau du substitut. À la Brèche, Alain Ceccati était connu comme le loup blanc. D’une HLM à l’autre, chacun savait à quoi s’en tenir.

            Le coincer avant qu’il ne provoque des dégâts irréversibles. Qu’à force de laisser-aller on ne lui permette de transformer la cité en une sorte de fort Chabrol dont il deviendrait inexpugnable, à l’instar de Boubakar le Magnifique aux Sablières. Allez, il fallait mettre un bon coup de collier. Richard Verdier, la rage aux tripes, se plongea dans le dossier. Le Titanic ne devait pas couler.

 

Ils Sont Votre épouvante Et Vous êtes Leur Crainte: Roman Noir
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